CHAPITRE 22
— Quoi ? Qui tient Cassie ? balbutia Rachel.
— Le policier. Le Contrôleur, celui qui est venu à la ferme. Celui qui assistait à la réunion du Partage. Il la arrêtée. Il avait vu, à la réunion, qu’elle essayait de s’approcher des membres actifs.
Rachel se mit à grogner.
Nous n’avions pas encore appliqué notre plan, et toute l’affaire tournait déjà au désastre.
— Bon, déclarai-je soudain. On y va, comme l’a suggéré Rachel. Les Contrôleurs doivent être trop nombreux pour se connaître tous individuellement. Je veux dire que leur nombre s’accroît continuellement. Alors, il se pourrait qu’on soit de nouveaux Contrôleurs, hein ?
— Oh, non, gémit Marco.
— Tu as une meilleure idée ? criai-je.
— Non, répondit-il. Je crois qu’il faut y aller. Tenter notre chance. On fonce dans le tas tête baissée.
— Bon, alors tout le monde garde un air décontracté. Tobias, il est trop tard pour que tu démorphoses maintenant, mais arrange-toi pour qu’on ne te voie pas.
Rachel, Marco et moi sortîmes dans le couloir sombre. J’avais les jambes raides et les genoux flageolants. On aurait dit la créature de Frankenstein essayant de passer inaperçue.
Nous nous sommes dirigés vers le cagibi du concierge. Heureusement, le couloir était désert.
Une fois entré dans la petite pièce, je m’efforçai de me rappeler les manipulations qui ouvraient la porte secrète. Tourner le robinet vers la gauche, puis le deuxième crochet vers la droite.
La porte s’ouvrit toute grande.
C’était plus bruyant que la première fois. Ou alors, mes oreilles humaines avaient l’ouïe plus fine que mes oreilles de lézard. Un bruissement assourdi de clapotis évoquait les vagues se brisant sur la grève, mais c’était le seul bruit agréable. Les autres étaient horrifiants : des gémissements désespérés, des hurlements terrifiés, des éclats de rire tonitruants.
— Tu es sûr que c’est seulement un Bassin yirk ? me demanda Marco d’une voix angoissée. Si j’aperçois un type avec des cornes et une fourche, je me sauve.
Je franchis la porte. L’escalier étant abrupt et dépourvu de rampe, on avait l’impression qu’on allait piquer du nez à chaque marche.
Nous sommes descendus ensemble. La porte se referma automatiquement derrière nous.
Au début, je crois que je m’attendais à ce qu’il y ait une vingtaine de marches, mais celles-ci semblaient se succéder indéfiniment. Plus on en descendait, plus il y en avait. Les parois de terre battue firent bientôt place à du rocher, et on continua à descendre, à descendre. On avait l’impression que ces marches ne cesseraient jamais.
— Vraiment super, ces extraterrestres, chuchota Marco. Ils auraient quand même pu installer un ascenseur.
On rit un peu. Très peu.
Soudain, les murs de pierre s’écartèrent. Nous avions débouché dans une caverne gigantesque.
Et quand je dis gigantesque, cela signifie gigantesque. On aurait pu y construire un amphithéâtre, et il serait resté suffisamment de place pour bâtir deux centres commerciaux. Cela ressemblait à une rotonde géante taillée dans la masse du rocher. Au point culminant de la voûte, on distinguait vaguement les contours d’une ouverture par laquelle il me sembla apercevoir des étoiles.
Sur le pourtour de la caverne, des escaliers semblables au nôtre surgissaient des parois rocheuses de tous les côtés pour rejoindre le sol.
Nous nous sommes regroupés au milieu des marches, dont les côtés étaient désormais à pic.
— C’est géant, dit Marco. Ça ne s’étend pas seulement sous le collège, mais sous la moitié de la ville. Ces escaliers doivent aboutir à une douzaine de portes dérobées. (Il secoua la tête.) Jake, ces gars-là ont truffé toute la région de passages secrets. Aïe, aïe, aïe. C’est pire… bien pire… Tellement plus grand…
J’éprouvais le même désespoir. Nous étions complètement fous. Ce n’était pas à un petit groupe d’extraterrestres nuisibles que nous nous attaquions. Pour édifier cette ville souterraine, il fallait que ces gens disposent de pouvoirs inimaginables.
Car c’était presque de cela qu’il s’agissait : une ville.
Il y avait des bâtiments et des hangars tout autour de la caverne et, au fond, des excavatrices et des pelleteuses travaillaient. Peints en jaune vif, ces engins à chenilles paraissaient incongrus dans ce cadre incroyable.
Et il y avait des extraterrestres partout, des Taxxons, d’Hork-Bajirs et d’autres créatures dépassant l’imagination. Mais, surtout, il y avait des humains. Beaucoup d’humains.
Au centre de la caverne était creusé un bassin, une sorte de petit lac parfaitement rond d’une trentaine de mètres de diamètre. Seulement, son eau n’était pas tout à fait de l’eau. Elle ondoyait comme du plomb en fusion, dont elle avait à peu près la couleur. Les clapotis que nous avions entendus provenaient du liquide du bassin, agité et projeté par des centaines d’êtres se déplaçant à grande vitesse sous la surface.
Je compris qu’il s’agissait de Yirks. Des Yirks sous leur forme naturelle de larves. Ils nageaient et batifolaient dans le bassin comme des gosses un jour de canicule.
Au bord du bassin se dressaient des cages. Ces cages contenaient des Hork-Bajirs et des êtres humains.
Certains humains appelaient au secours. D’autres pleuraient en silence. Quelques-uns attendaient, prostrés, ayant perdu toute espérance. Il y avait des adultes et des enfants, des hommes et des femmes. Plus d’une centaine d’humains enfermés à dix par cage.
Les Hork-Bajirs prisonniers étaient retenus à part, dans des cages plus robustes où ils tournaient en rond en hurlant et en brandissant leurs bras armés.
Je faillis me décourager. Il me semblait que mon cœur avait cessé de battre. Une horreur indicible émanait de cet endroit, et nous étions si peu nombreux, si faibles…
Au-dessous de nous, sur les marches, je voyais le policier-Contrôleur et Cassie. Il la tirait brutalement chaque fois qu’elle trébuchait. Ils étaient arrivés au pied de l’escalier.
— Je morphose, annonçai-je. Je vais lui arracher Cassie.
Marco posa sa main sur mon épaule.
— Le moment n’est pas encore venu, champion. Détends-toi.
< Cassie va bien, Jake, me rassura Tobias. Elle n’est pas blessée, seulement terrorisée. >
— Il n’a pas intérêt à lui faire du mal. Garde un œil sur eux, Tobias.
Deux jetées métalliques s’avançaient au ras du bassin. Sur l’une d’elles, des Hork-Bajirs-Contrôleurs escortaient courtoisement des files d’humains, d’Hork-Bajirs et de Taxxons.
C’était le poste de déchargement.
Un par un, les gens s’agenouillaient, se penchaient en avant et approchaient leur tête de la surface du bassin, aidés par les Hork-Bajirs.
Sous nos yeux, une femme s’inclina posément, le visage à quelques centimètres du liquide couleur de plomb. Un Hork-Bajir lui tint délicatement le coude pour l’empêcher de basculer.
Nous vîmes alors sortir de son oreille une chose qui rampait, glissait, se tortillait.
Un Yirk.
— Oh non… gémit Rachel comme si elle avait la nausée. Oh non. Non.
Lorsque le Yirk se fut entièrement extirpé de la tête de la pauvre femme, il tomba dans le bassin et disparut sous la surface ondulante. Aussitôt, la femme se mit à hurler :
— Lâchez-moi, sales brutes ! Laissez-moi partir !
Vous ne pouvez pas continuer à m’imposer ça ! Je ne suis pas une esclave ! Laissez-moi partir !
Deux Hork-Bajirs l’empoignèrent, la traînèrent jusqu’à la cage la plus proche et l’y enfermèrent.
— Au secours ! cria la femme. Aidez-moi, je vous en supplie ! Aidez-les tous !